a ivine roisade des nfants

 

n feu brûlait dans la haute cheminée de la salle des Palabres, au premier étage de la tour du Château. Sa chaleur et sa lumière luttaient sans espoir contre l’humidité ambiante et la pénombre de cette morne soirée d’automne. Pour tout mobilier, cinq sièges droits et austères encadraient la cheminée. Dos voûté, Guigues Le Dauphin était assis au centre de ce demi-cercle. Sur son visage encore jeune, aux traits acérés, se mêlaient anxiété et lassitude. Mais voici ses visiteurs, menés par son fidèle bailli, Jean Delacôte. Chacun s’assit après de brèves salutations.

’archevêque de Lyon fut le premier à rompre le lourd silence qui s’était installé :
- Sire de Guigues, permettez-moi tout d’abord de vous remercier pour votre hospitalité. Vous vous interrogez certainement sur le motif de notre visite ; je ne vous ferai point languir avantage. Vous savez la lutte de notre Sainte Eglise contre les païens en Orient. Votre cousin et des hommes de St André contribuent déjà là-bas à défendre l’honneur de la chrétienté face aux Sarrazins.
- Oui, soupira Guigues, je sais tout cela. À ce propos, auriez-vous quelques nouvelles de mon cousin Sire Paulin ?
- Hélas, non, poursuivit Monseigneur Francis. Cependant, j’apprends que nos troupes se défendent courageusement et gagnent même du terrain. Mais Sa Sainteté le Pape exige aujourd’hui de nous un effort supplémentaire : notre Seigneur, Dieu Tout Puissant, lui a révélé que seuls des enfants peuvent vaincre les Hérétiques. Il exige donc que l’on organise au plus vite la « Divine Croisade des Enfants ».
- Des enfants ? s’indigna le bon curé de St André
- Mais oui, mon Père, des enfants, reprit Monseigneur Francis, non sans une pointe de mépris vis-à-vis de ce prêtre qu’il jugeait inculte et de basse naissance.
- Pourriez-vous préciser ce qu’attend de nous Sa Sainteté le Pape ? intervint alors Guigues le Dauphin, les traits tendus.
- Il souhaite que des enfants de la noblesse, accompagnés de quelques jeunes gens, se rendent en Terre Sainte. Leur seule, leur meilleure arme pour combattre, sera la croix du Christ. Celle qui orne nos autels, vos autels, et qui sont cent fois bénies.

n silence glacial s’installa, Sire de Guigues frissonna. Matthieu, son fils unique, son seul héritier, devrait-il partir lui aussi ? Cette pensée l’oppressait ; sa respiration se fit difficile. Jean le bailli, percevant l’émoi de son maître, invita alors leurs hôtes à aller se reposer :
- Nous nous retrouverons demain matin, conclut-il en se levant, et déciderons alors de la conduite à tenir pour St André. La situation est bien délicate. Prions le ciel, pour qu’il nous apporte ses lumières.

près avoir escorté ces dignes représentants de la Sainte Eglise à leurs appartements, Jean revint trouver son maître. Ils discutèrent jusqu’à l’aube. Leur marge de manœuvre était bien étroite : honorer le Roi et Sa Sainteté le Pape, leur obéir, était un devoir auquel ils ne pouvaient guère se soustraire, hélas ! Quel que soit le sacrifice demandé. Faillir à cette obligation risquait de desservir aussi bien St André que la famille de Guigues...

e lendemain soir tous les habitants du village furent admis dans la cour du Château. Dans un silence mortel, ils écoutèrent Monseigneur Francis pérorer. Ce dernier rappelait avec une emphase déplacée « la volonté de Sa Sainteté le Pape de lancer ‘La Croisade des Enfants’ contre les Hérétiques d’Orient et remerciait « de tout cœur le village et son Seigneur pour leur courageuse contribution à cette sublime manifestation ». Au pied de l’estrade, trois jeunes gens vêtus de leurs capes de voyage se tenaient, raides et le visage fermé. Matthieu de Guigues, Quentin le fils du bailli et Damian le Couard.
Matthieu et Quentin étaient frères de lait et ne se seraient séparés pour rien au monde. Quant à Damian le Couard, son père n’avait guère fait de difficulté lorsque le bailli était venu lui présenter sa requête : « Oh ! ça y donnera p’têt ben une chance d’apprendre la vie », bougonna-t-il, « Damian, y s’sauve même quand not’ vache elle lève la queue ! Qu’est-ce que j’pourrais faire d’un couard pareil ici ?… ».

onseigneur Francis annonça alors leur départ immédiat ; en effet les trois jeunes devaient rejoindre au plus vite la « Croisade des Enfants », à Paris. Dans un silence écrasant, et sans un regard pour ses visiteurs, le Seigneur de Guigues se leva, suivi de sa femme Martha la Brune, de Matthieu, Quentin, Damian, puis de tout le village. La traversée de St André se fit sans un mot, sans un bruit. Nul n’avait le souvenir de si triste procession. Les adieux furent brefs. Mais la foule, toujours figée dans son silence, accompagna le petit convoi des yeux jusqu’à l’horizon.

es mois passèrent. Puis les années…. La chevelure sombre de Martha la Brune était devenue blanche comme lys. Si vive autrefois, si proche de la vie du village, si prompte à aider les plus démunis, Martha n’était plus aujourd’hui qu’une ombre, glissant furtivement du Château à l’Eglise pour les mâtines. Quant au Seigneur de Guigues, il s’assombrissait chaque jour davantage. Pas de nouvelles. Aucune nouvelle. Jamais. Juste l’angoisse rampante, aliénante.

t pourtant… Le 15 mai 1213 trois hommes maigres, dépenaillés, hirsutes et sales se présentèrent à l’entrée du village. Matthieu de Guigues, Quentin Delacôte et Damian le Couard étaient de retour. Silencieux ils étaient . Et silencieux ils restèrent encore des années. Trop de haine. Trop de violence. Peut-être même avaient-ils honte d’exister encore…

eur survie, ironie du sort, c’est à Damian le Couard qu’ils la devaient. Damian qui savait si bien se cacher, guetter, observer. Longtemps avant que la horde des Sarrazins ne fonde sur les enfants sans défense et affaiblis par la maladie, il avait entendu le piétinement des chevaux sur le sol. Vite, Matthieu, Quentin et lui avaient grimpé au plus haut d’un cèdre. Et alors ils avaient vu. Des chevaux piétinant des enfants. Des têtes ensanglantées au bout des lances, aux yeux encore plein d’effroi. Ils avaient vu leurs jeunes compagnons enchaînés deux par deux en une file interminable. Et les soldats, de vraies brutes, qui les emmenaient à grand renfort de coups de fouets pour être vendus à la foire d’Alexandrie….

eules les jeunes filles de St André avaient su, quelques printemps plus tard, leur soustraire de timides sourires.

N. Mermilliod La Croisade des Enfants
11.04.01

 

Tous les textes de cette section ont été écrits pour l'association dans le cadre d'un atelier d'écriture ayant pour thème Saint André et son histoire.


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